LOUVRE, Paris, Octobre 2020 – Janvier 2021 (prolongée jusqu’au 21 juin)
S’il est des œuvres que leur surexposition commerciale a affaibli, telles que « le Printemps » de Botticelli ou « la Joconde » de Vinci, d’autres conservent, lorsqu’on a le bonheur d’être en leur présence, toute leur puissance et leur fascinante beauté (« le David « de Michelangelo, le Stanze de Raffaello), d’autres enfin, peut-être un peu moins mises en lumière, se laissent délicieusement redécouvrir telles que le superbe « Bacchus et Ariane » de Tullio Lombardo de Vienne, le tondo Bartolini de Fra Filippo Lippi du palazzo Pitti ou encore « l’incrédulité de st Thomas » de Verrocchio…

Ne serait-ce que pour revoir ce superbe couple divin idéalisé qui avait déjà longuement capturé mon attention au Kunsthistorisches Museum, l’exposition que le Louvre consacre à la sculpture renaissante italienne de 1450 à la mort de Raphaël mérite le détour. Mais « le corps et l’âme » propose, par-delà la présence de quelques chefs-d’œuvre, une lecture tout à fait intéressante de la période, de Florence à Rome en passant par Venise, Milan, Sienne, Padoue… Une période marquée par une représentation renouvelée, grâce à l’antique, du corps humain, tant dans son apparence physique que dans l’expression de ses sentiments, et qui culmine avec le « stile dolce » au début du Cinquecento avec Perugino et Raffaello en peinture, Michelangelo dans « la Pietà » de st Pierre ou « les Esclaves » du Louvre, qui mêle tout à la fois une connaissance précise du corps, un idéal de beauté et le désir de dépasser la nature par l’art.
Etant donné qu’elle succède au « printemps de la Renaissance », inutile de rechercher dans cette exposition des œuvres fondamentales dans la genèse de la Renaissance mais antérieures, telles que « le sacrifice d’Isaac » de Brunelleschi et Ghiberti ou nombre d’œuvres de Donatello présentées en 2013 (le « Protomé Carafa », « la prédelle de st Georges et le dragon », « la Madone Pazzi », « la Madone Chellini » ou encore « le banquet d’Hérode »). Deux pièces du maître dont l’œuvre marque le début de la période sont toutefois présentes, une superbe « Crucifixion » de 1450-55 et une « Lamentation » de 1455-60, tandis que l’accent est mis sur sa postérité. Ainsi, des artistes tels que Antonio Pollaiolo, Andrea Mantegna, Francesco di Giorgio Martini retiennent du maître sa capacité, fondée particulièrement sur la relecture des reliefs de sarcophages antiques, à exprimer tout autant la grâce que la fureur, -pour reprendre comme le font les commissaires les catégories identifiées par Warburg- et à traduire tout une gamme de sentiments à travers les formes, les mouvements et les expressions plus ou moins exacerbées des figures, son recours au « non finito » pour accentuer la charge émotionnelle ou encore sa redécouverte du nu monumental incarnée par le merveilleux « David » du Bargello, resté à Florence.
Certaines thématiques se révèlent particulièrement adaptées à l’expression de la fureur : les scènes de bataille -qui culmineront avec la confrontation de Michelangelo et Vinci au Palazzo Vecchio (batailles de Cascina et Anghiari, 1503-1504) évoquée par un superbe bronze attribué à Vinci qui représente un cavalier sur un cheval cabré constituant un incroyable défi technique ainsi que d’impressionnantes scènes de combat de Rustici chargées de la même violence et férocité que les études vincesques-, sont déclinées avec fougue par Antonio Pollaiolo et sa célèbre « bataille de dix hommes nus » aux mouvements exaspérés, 1460-74, Francesco di Giorgio Martini (« scène de lutte entre hommes et femmes »), Andrea Mantegna dans son « combat des dieux marins », avant 1481 ; d’autres thématiques permettent de déployer des figures d’une grâce inédite, accentuée par le traitement délicat des drapés et les formes harmonieuses des corps, la sobriété des volumes et la douceur de la gestuelle et des traits, tels que les fascinants anges de Melozzo da Forli réalisés pour la basilique des saints-Apôtres de Rome, dont « l’ange jouant de la viole » a fait le voyage depuis la pinacothèque vaticane, 1472-73 et est rapproché d’un ange volant de Verrocchio tout aussi admirable et des trois grâces antiques (IIe siècle après Jésus Christ), incarnation par excellence du concept. D’autres œuvres enfin mêlent les deux thématiques, telles que les scènes de bacchantes et de thyase (« bacchante en délire » attribuée à Antonio Minello, 1507) directement inspirées de reliefs antiques tels que le « relief des Sacrifiantes Borghese » (vers 130).
Si la sélection est parfois un peu inégale, elle a l’intérêt de présenter des artistes rarement exposés tels que Baccio da Montelupo, Bartolomeo Bellano –élève de Donatello-, Bertoldo di Giovanni, Gasparo Cairano, Giammaria Mosca…Un espace est par ailleurs dédié à de vastes groupes de sculptures polychromes qui ne sont pas sans évoquer par leur vérisme et leur désir de toucher et convaincre le fidèle, les Mystères à la fin du Moyen-Age. Ils s’attachent particulièrement, comme ces-derniers, à la représentation de scènes de la Passion, tels que Marie Madeleine et st Jean l’Evangéliste d’Angelo del Maino (avant 1515), statues participant d’une scène de Crucifixion d’un expressionnisme saisissant inspiré de la réflexion vincesque sur la correspondance entre les mouvements de l’âme et ceux du corps.
Cette expression du pathos n’exclut en rien le recours aux modèles antiques, ce dont témoigne admirablement « la Crucifixion » de Bertoldo di Giovanni (1475-80), ou, en peinture, l’imposante « pietà » du ferrarais Cosme Turà (1480-87), lunette d’un retable démantelé pertinemment mise en dialogue avec une déploration en terre cuite polychrome de Bartolomeo Bellano (1480-90), qui mêle magistralement la puissance plastique des corps et l’intensité des émotions.

Andrea della Robbia 
Perugino, Christ de pitié, 1497 
Tullio Lombardo, jeune guerrier, 1490-1500 et art romain, jeune homme nu, 1-2e siècles après JC
La fin du XVe siècle se caractérise par l’émergence du « stile dolce », marqué par le recul du tragique au profit d’un style plus apaisé qui s’affirme dans la représentation idéalisée du corps humain tout en s’inspirant toujours de l’antique (l’Apollon du Belvédère, le tireur d’épine puis le Laocoon redécouvert en 1506, incarnation pour nombre d’artistes contemporains de l’expression de la douleur associée à la beauté physique). Symbolisé en peinture par Raffaello –seulement présent par un dessin de deux hommes nus debout (1507), son père (« muse Clio », 1475-80) et son maître, Perugino, dont on peut contempler le très beau « Christ de pitié » (vers 1497) réalisé pour la chapelle des Albizzi à Florence, à l’expression concentrée et d’une grande douceur et simplicité des formes, des gestes et des postures, le « stile dolce » se retrouve dans des œuvres sculptées telles que les beaux st Sébastien de Benedetto da Maiano (1489-91), tout à la fois puissant et serein, et d’Andrea della Robbia, qui reprend le contrapposto antique, un certain naturalisme dans la représentation du corps pour faire du saint un héros idéalisé.
Il culmine dans le merveilleux double portrait réalisé vers 1505 par Tullio Lombardo et qui représente Bacchus et Ariane tendrement penchés l’un vers l’autre, leurs bustes projetés vers l’avant à l’instar des camées antiques. Les deux divinités antiques, incarnation d’une beauté idéale, se caractérisent par ailleurs par les sentiments, la vie intérieure qui animent leurs traits, fruit d’une grande dextérité dans le traitement des ombres et lumières, le contraste entre la douceur des formes et la profondeur soignée de la chevelure. On notera par ailleurs, sous le même ciseau, un admirable jeune guerrier représenté à mi-corps, 1490-1500, rapproché d’un nu antique de tout beauté probablement restauré à la Renaissance. Le parcours s’achève à Rome, où nombre de sculpteurs florentins sont appelés par de prestigieux commanditaires au début du Cinquecento, au premier chef desquels Michelangelo principalement représenté par ses Esclaves et un Cupidon (1497) quelque peu enfantin, svelte, dynamique et asexué.

Michelangelo, l’esclave mourant, l’esclave rebelle 
Michelangelo, l’esclave mourant, l’esclave rebelle 
Michelangelo, Cupidon, 1497
Quoiqu’il ne soit pas nécessaire d’attendre une exposition temporaire pour contempler les Esclaves du Louvre, les deux sculptures sont présentées dans « le corps et l’âme » comme dans les Vite de Vasari comme l’apogée de la Renaissance italienne tout en anticipant l’avenir : la ligne serpentine maniériste. L’esclave mourant et l’esclave rebelle participent du projet de l’artiste pour le tombeau de Jules II mais incarnent bien davantage la lutte désespérée de l’âme pour se libérer du corps et les idéaux apollinien et herculéen que les victoires pontificales. Tandis que l’esclave mourant dégage une redoutable sensualité de par ses formes harmonieuses, sa pose abandonnée, ses yeux clos, sa puissance musculaire semblant quelque peu contenue, l’esclave rebelle, au corps athlétique, adopte un mouvement tournoyant et quelque peu ascendant, reflet d’un profond tourment spirituel. Un beau dialogue entre antiquité et renaissance italienne.










