Un dialogue Caravaggio – Buren

GALERIE MENNOUR, Paris, Avril – Mai 2019

Attr. Caravaggio, Judith et Holopherne

Le mois prochain, la « Judith et Holopherne » attribuée au Caravage et découverte dans un grenier toulousain en 2014, sera vendue aux enchères, l’Etat ayant levé son interdiction de sortie du territoire. Elle est visible encore quelques jours à la galerie Kamel Mennour, en dialogue avec « Pyramidal, haut-relief – A5 travail situé » de Daniel Buren. On ne peut que se réjouir de cette ouverture et de la qualité bien souvent remarquable des propositions du galeriste parisien, même si je n’aurais clairement pas envisagé Buren pour cet exercice. Quoiqu’il en soit, la confrontation n’en est pas une, l’œuvre abstraite et déconstruite de l’artiste contemporain, suite d’éléments géométriques en volume présentant sur une face ses traditionnelles bandes noires et blanches et sur une autre des miroirs tout en composant un vaste triangle mural, s’avère assez discrète et ne fait que magnifier la toile du maître du début du XVIIe italien. Elle la reflète également, inversée, tout en la fragmentant et en attirant l’attention sur des points de détail : les visages tout proches et contrastés de Judith et la servante, le nœud du rideau…

Quoiqu’il en soit, il s’agit d’une proposition audacieuse et généreuse, une proposition qui témoigne aussi de l’atemporalité de l’art malgré la construction linéaire établie par les historiens qui s’efforcent de relever une certaine logique au regard des évolutions stylistiques, matérielles, spirituelles ou thématiques. Oui, malgré la diversité des contextes de leur production, ces œuvres que séparent plusieurs siècles sont capables d’entrer en résonance et une toile du tout début du XVIIe siècle est toujours capable de nous bouleverser en profondeur alors même que nous sommes quotidiennement submergés par des images violentes, désincarnées et aseptisées par les multiples médiums de reproduction de la contemporanéité.

Qu’en est-il donc de cette toile, connue jusqu’ici par une copie d’époque du flamand Louis Finson et au regard de la Judith et Holopherne du Palazzo Barberini ? Dans les deux oeuvres, le nombre de personnages est resserré, ceux-ci étant représentés à mi-corps, caractéristiques caravagesques : trois personnages sur un fond neutre quoique quelque peu théâtral -un ample rideau rouge sang encadrant la scène de ses effets de drapés déjà baroques-. Holopherne étendu sur un lit occupe la moitié gauche de la toile de son torse nu et musclé, Judith et la servante se tenant debout sur la partie droite, la beauté et la laideur, la jeunesse et la vieillesse, offrant quant à elle un saisissant contraste –repris dans le « Samson et Dalila » du caravagesque d’Utrecht Gerrit von Honthorst (Cleveland, 1615)-, quoiqu’elles aient interverti leur place d’une toile à l’autre. Dans les deux cas également, la décapitation, quasiment au centre du tableau, constitue le point focal de la composition, quoiqu’il soit détourné sur le dialogue muet entre les deux femmes dans la toile toulousaine. La violence et l’inspiration biblique du sujet sont pleinement caravagesques –le thème sera traité par Artemisia et Orazio Gentileschi, Valentin de Boulogne, Carlo Saraceni, Giovanni Baglione, le cavalier d’Arpin, Adam Elsheimer, Francesco Furini, Johann Liss… – et propres au siècle par excellence de la réforme catholique, la scène incarnant en quelque sorte la Vertu, l’Eglise qui remet les péchés de l’humanité mortelle symbolisée par la servante et détruit le démon, le Mal.

Le moment choisi semble toutefois légèrement postérieur dans la toile toulousaine. Tandis que le Caravage dépeint une Judith en pleine action dans la toile romaine, décapitant la tête d’Holopherne, l’épée suivant une diagonale descendante positionnée sur le cou du général assyrien, dans la toile toulousaine l’épée est relevée, selon une diagonale ascendante. Tandis que la posture des bras exprime une forte tension et témoigne de la violence de l’action en train de s’accomplir dans la toile Barberini : le bras en angle droit sur lequel s’appuie encore Holopherne, les deux bras nus, tendus, parallèles, de Judith, tenant l’arme, elle ne construit plus la toile dans l’œuvre toulousaine où le bras d’Holopherne commence à se relâcher et les bras de Judith disparaissent sous le velours noir de sa robe. Tandis que la tension gestuelle terriblement efficace de la toile Barberini est redoublée par celle des regards, le visage décidé de Judith concentré sur celui, horrifié et hurlant, d’Holopherne, et redondé par celui, de profil, de la servante, la Judith toulousaine semble nous regarder, détournant les yeux de son œuvre, ce que renforce le regard de la servante posée sur elle et non sur Holopherne, au regard révulsé, déjà presque sans vie.

Caravage, Judith décapitant Holopherne, vers 1600-Palazzo Barberini Rome, aout 2020

J’ignore si le fait d’avoir revu récemment la « Judith décapitant Holopherne » du palazzo Barberini de Rome (vers 1600) a joué, https://www.facebook.com/instantartistique/posts/740568476276902, c’est probablement le cas, mais la toile découverte dernièrement m’a laissée quelque peu dubitative et justifie les positions contrastées sur son attribution. Elle n’atteint pas, quoique postérieure (estimée de 1606-1607), la puissance dramatique du tableau romain et la qualité du traitement se révèle assez inégal, en dépit du soin porté aux drapés et au visage de Judith, de la beauté brutale quoique subtile des coloris (noir, rouge sombre, blanc), de la lumière quasiment incarnée qui frappe les corps et certains pans du rideau qui forme l’arrière-plan et contraste avec des zones d’ombre d’un noir profond et quasiment palpable. Elle se révèle plus sombre, plus naturaliste, moins élégante que la toile romaine. Il s’agit quoiqu’il en soit d’une œuvre de grande qualité et dont l’analyse scientifique confirme l’authenticité sinon l’attribution. Néanmoins, si elle n’est autographe, difficile d’imaginer quel autre artiste que le Caravage pourrait en être l’auteur…

https://www.lemonde.fr/…/un-caravage-a-t-il-ete…

http://www.lefigaro.fr/…/03015-20190110ARTFIG00227-les…

https://thetoulousecaravaggio.com/…/1551090480_notice…

https://thetoulousecaravaggio.com/…/mak-dp-caravage-a4…

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Author: Instant artistique

Conservateur de bibliothèque. Diplômée en Histoire et histoire de l'art à l'Université Paris I et Paris IV Panthéon-Sorbonne. Classes Préparatoires Chartes, École du Patrimoine, Agrégation Histoire. Auteur des textes et de l'essentiel des photographies de l'Instant artistique, regard personnel, documenté et passionné sur l'Art, son Histoire, ses actualités.

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