Un grand Monsieur s’en est allé…

Soulages_Peinture 213 x 181 cm, 4 juin 2008_Galerie Karsten Greve, Paris_Paris+, 2022

« Dans ce qu’elle a d’essentiel la peinture est une humanisation du monde »

Pierre Soulages, 1948, in Ecrits et propos, Hermann, 2017, d’après le catalogue de l’exposition Französische abstrakte Malerei, Stuttgart, 1948

Il est des artistes dont l’art résonne au plus profond de soi au point de provoquer un bouleversement durable…Alberto Giacometti, Giorgio Morandi, Nicolas de Staël, Pierre Soulages, dont j’ai découvert les œuvres au début de l’adolescence, font pour moi partie de ces artistes.

Soulages, Peinture 243 x 181 cm, 9 mai 2002_Musée d’art moderne de St-Etienne

Soulages s’est éteint…emportant avec lui cette merveilleuse lumière noire qui irradie de chacune de ses toiles et nous offre un espace de méditation, de questionnement, de sens, de beauté, de sublime. Une perte incommensurable.

[Peindre] c’est donner du sens à la vie. A la sienne d’abord, puis, si possible, à celle du regardeur. Mes tableaux sont des objets poétiques capables de recevoir ce que chacun est prêt à y investir à partir de l’ensemble de formes et de couleurs qui lui est proposé.

Pierre Soulages, entretiens avec Françoise Jaunin, La bibliothèque des arts, 2018 

Toute une vie dédiée à la peinture, à la lumière, au noir puis à l’outrenoir, terme qu’il a préféré dès 1979 au Noir-Lumière (titre de la très belle exposition du musée d’art moderne de la ville de Paris, en 1996, qui désigne par ailleurs une lumière inséparable du noir qui la reflète) pour ne pas réduire son invention à un phénomène optique et qu’il définit comme un « au-delà du noir, une lumière transmutée, [réfléchie] par le noir ». (Pierre Soulages, écrits et propos, Hermann, 2017).

Né à Rodez dans une famille d’artisans, Soulages est profondément marqué par une visite scolaire de l’abbatiale de Conques en 1931, sa première émotion artistique, que son « côté barbare » impressionne et qu’il ornera –malgré l’hostilité initiale des conquois- d’une admirable série de vitraux en verre incolore, translucide mais non transparent, prolongeant les murs de l’édifice, respectant la lumière naturelle et la pureté des lignes, des proportions, de l’architecture romane (1987-1994) tout en enfermant le regard dans l’espace de l’abbatiale, le verre étant ponctué de lignes fluides en quête de verticalité et guidées par les proportions de chaque fenêtre.

C’est d’ailleurs principalement la proximité de l’abbatiale qui lui fait accepter la proposition de sa ville natale de créer un musée Soulages, remarquable écrin tout en épure, en volumes et en pénombres, en acier Corten, réalisé par les catalans de RCR arquitectes qui abrite depuis 2014, malgré une large hostilité de la population locale, un ensemble de toiles, de gravures, d’œuvres sur papier du maître, ses cartons pour les vitraux de Conques et accueille des expositions temporaires d’artistes contemporains, Soulages tenant à ce que son musée ne soit pas un mausolée.

A Rodez également, l’artiste se découvre un intérêt pour l’archéologie et la préhistoire, l’art pariétal d’Altamira, les statues-menhirs du musée Fenaille qui lui inspireront une palette où prédominent les couleurs sourdes, de l’ocre au noir en passant par le rouge et des bruns et dont il apprécie la vérité et la puissance originelles,  la « volonté d’aller à l’essentiel pour arracher au bloc inerte une présence humaine » (dans A Philippon, les statues-menhirs, Editions du Rouergue, 2008).

Soulages peint ses premiers paysages en 1936 et 1937 avec des arbres dépouillés, noirs, reflétant un intérêt graphique et une écriture du mouvement. Il réussit le concours d’entrée à l’Ecole des beaux-arts de Paris en 1938, concours auquel il renoncera, plus intéressé par les « classiques » du Louvre et par l’art d’un Cézanne, d’un Picasso puis d’Ernst ou Dali que par l’enseignement académique. Il n’en pense pas moins essentiel l’étude d’après modèle ou d’après l’antique comme formation irremplaçable de la main et de l’œil –comme en témoigne quelques dessins figuratifs du musée Rodez- et développe une vaste culture artistique, touché par exemple par la contemplation de lavis de Claude Lorrain (un paysage de la campagne romaine) et Rembrandt (une femme vêtue à demi couchée) dont il admire la force et la qualité naissant de l’action des formes entre elles indépendamment du sujet représenté, Soulages rejetant violemment tout aspect illustratif de l’art. Lorsque j’eus le bonheur de voir et d’écouter Soulages, lors d’une conférence à l’Ecole des Beaux-arts de Paris en parallèle de sa rétrospective du Centre Pompidou, c’est d’ailleurs cette période de formation que l’artiste décida généreusement d’évoquer devant les étudiants et jeunes artistes de l’auditoire.

L’Occupation provoque son retour dans le Sud, en zone libre et il prépare, en 1941, le professorat de dessin à Montpellier. Il y rencontre celle qui partagera toute sa vie, Colette Llaurens ainsi que l’écrivain surréaliste Joseph Delteil qui l’initie à la poésie, lui donne confiance en ses capacités artistiques et avec lequel il noue une amitié durable. Delteil lui présente par ailleurs Sonia Delaunay laquelle lui parle pour la première fois d’art abstrait. A Montpellier, Soulages fréquente également longuement le musée Fabre -auquel il accordera de superbes donations à l’origine d’une extension du musée en 2007- et particulièrement les oeuvres de Pedro de Campana, Zurbaran, Manet et leurs noirs profonds, Courbet, Bourdon, Delacroix, Véronèse…

Soulages_Louvre_8 février 2020

De retour à Paris à la Libération, Soulages expose au salon des surindépendants des œuvres abstraites mais loin de l’abstraction géométrique d’un Mondrian ou de celle issue de l’impressionnisme et du fauvisme alors en faveur (Herbin, Bazaine, Manessier…). En dépit d’une première réception difficile, quelques artistes tels que Picabia, Atlan et Hartung admirent son travail et peu à peu, des galeries et musées exposent son œuvre (le musée d’art moderne de Paris en 1967).

Soulages_brou de noix, 1946_Louvre_13 decembre 2019

Le noir est au départ pour l’artiste -ce qu’il retient d’un Rembrandt- le moyen d’illuminer la couleur par contraste, voire même de donner l’impression qu’elle émane de la toile. A la fin des années 1940, s’il développe, particulièrement dans son œuvre sur papier qui lui assure plus de spontanéité et de fluidité que l’huile sur toile, des formes noires, « signes », se détachant sur un fond clair, Soulages initie dans ses peintures à l’huile un travail de lumière marqué par de fortes oppositions de couleurs et de valeurs, un contraste actif héritier du clair-obscur traditionnel. Le blanc s’insinue entre les tracés bruns, ocres et noirs, larges lignes croisées qui traversent la surface ou se superposent, agissant comme lumière. Dès lors, ce n’est pas tant le noir que le blanc qui compte pour l’artiste, soit la lumière, le noir n’étant pas autonome mais au service d’aplats de couleurs plus claires qu’il exalte.

Soulages, goudron sur verre, 1948-1 et 1948-2_Louvre_13 décembre 2019

Il expérimente par ailleurs des petits formats, (remarquablement illustrés par des œuvres de 1946-48 dans l’exposition du centenaire au Louvre et dans les collections du musée Rodez) tels que les goudrons sur verre de serre cassé –en rupture avec le format orthogonal traditionnel-, les encres, les gouaches et les brous de noix, liquide de couleur sombre et chaude, plus brune que noire, utilisé par les menuisiers et caractérisé par sa fluidité et ses effets de transparence et d’opacité où l’artiste inscrit des « signes sans signification ». Des premières œuvres qui font d’emblée de Soulages un peintre du noir et de la lumière et qui fascinent par la verticalité des formats, la gravité et la radicalité des signes noires.

En 1949, il obtient sa première exposition personnelle à la galerie Lydia Conti de Paris puis est exposé en Allemagne, aux Etats-Unis où il noue notamment une amitié durable –malgré des débuts non sans agressivité avec un peintre avec lequel il partage la même approche fondamentale de la peinture –Soulages parle « d’ intériorité dans la peinture » (Soulages, écrits et propos, Hermann, 2017), la même primauté donnée à la couleur et à l’espace qu’elle crée, loin selon Soulages du simple plaisir sensuel de la couleur d’un Matisse et qui touche le regardeur avec des moyens exclusivement picturaux, sans besoin de discours : Mark Rothko.

 Cela se passait en 1957. C’était la première fois que j’allais à New-York et un conservateur du MOMA, Sam Hunter, avait donné une « party » pour mes présenter les artistes new-yorkais. Il y avait là Motherwell, Rothko, Stamos, Guston, etc., tous plutôt silencieux. Rothko était profondément enfoncé dans un canapé. Au bout d’un moment, sa voix s’est élevée, lente et solennelle : « Ah, Soulages, l’Europe : J’ai été en Europe. J’ai visité vos musées. J’y ai vu des hommes avec la tête percée d’épines et du sang qui coule, avec des clous dans les mains et les pieds et du sang qui coule, et des femmes avec des têtes coupées sur des plateaux et du sang qui coule…L’Europe ! Les camps de concentration, les chambres à gaz, les fours crématoires…l’Europe, quel cauchemar ! Moi, ce que j’aime, c’est le chant des oiseaux ! […]

J’ai répondu : « Je n’ai pas encore visité tous les musées américains. Mais j’ai été au Metropolitan Museum. Et savez-vous ce que j’y ai vu ? Des hommes avec la tête percée d’épines et du sang qui coule, avec des clous dans les mains et les pieds, et d’autres qui avaient les flancs transpercés de flèches, et des femmes avec des têtes coupées sur des plateaux et du sang qui coule…[…]. Par contre, je n’ai pas encore vu vos muses indiens ». Alors Rothko est sorti des profondeurs de son canapé, s’est levé, m’a tendu la main et m’a dit : Demain, viens prendre le lunch chez moi. » C’est ainsi qu’a commencé notre amitié.

Soulages, entretiens avec Françoise Jaunin, La Bibliothèque des Arts, 2018

Dans les années 1950 et 1960, les formats s’agrandissent et les formes noires, de plus en plus envahissantes et plus ou moins stables, se dessinent sur des fonds colorés plus nécessairement blancs mais rouges, bleus ou ocre jaune, se laissant parfois pénétrées par la couleur, l’artiste raclant le noir ou travaillant, -comme l’analyse Pierre Encrevé, spécialiste de Soulages et auteur de son œuvre complet, dans le catalogue de l’exposition du musée d’art moderne de Paris en 1996- « de la transparence par découvrement » pour faire ressurgir les couleurs du fond dans une infinité de variations, les transparences noires nées du raclage atténuant la violence des couleurs et invitant le regardeur à les intérioriser. Le signe disparaît et un rythme naît des coups de brosse juxtaposées, répétées. Parallèlement, il réalise ses premières gravures. 

A partir de 1963, la technique du raclage s’efface au profit de la dépose du noir par grands aplats, dans une matière plus fluide, sur un fond plus ou moins coloré et des toiles toujours plus grandes, tendant au format horizontal.

Soulages,Peinture, 16 aout 1971_musée Fabre, Montpellier_27 février 2018

Dans certaines toiles de cette période, l’artiste, scindant la toile en deux, fait se contraster un noir opaque et un noir « illuminé ».

En 1967, Soulages peint son premier polyptyque et toute autre couleur que le noir disparaît –même si la couleur réapparaîtra dans les années 1970-, un noir déployé sur un fond blanc et aucunement associé avec une symbolique de mort ou des états d’âme particuliers mais couleur la plus à même selon Soulages de réagir avec la lumière et synonyme d’absence :

[Le noir] est l’absence de couleur la plus intense, la plus violente, qui confère une présence intense et violente aux couleurs, même au blanc : comme un arbre rend bleu le ciel.

Entretien de Soulages avec Pierre Schneider, les Dialogues du Louvre, Denoël, 1972.

Les formats croissent encore et l’artiste commence à accrocher ses œuvres en suspension, détachées du mur, la première fois à Houston en 1966.

Le noir est antérieur à la lumière. Avant la lumière, le monde et les choses étaient dans la plus totale obscurité. Avec la lumière sont nées les couleurs. Le noir leur est antérieur. Antérieur aussi pour chacun de nous, avant de naître, « avant d’avoir vu le jour ». Ces notions d’origine sont profondément enfouies en nous. Est-ce pour ces raisons que le noir nous atteint si puissamment ?

Il y a trois cent vingt siècles dès les origines connues de la peinture, et pendant des milliers d’années, des hommes allaient sous terre, dans le noir absolu des grottes, pour peindre et peindre avec du noir. Couleur fondamentale, le noir est aussi une couleur d’origine de la peinture. […]

Le mot qui désigne une couleur ne rend pas compte de ce qu’elle est réellement. Il laisse ignorer l’éclat ou la matité, la transparence ou l’opacité, l’état de surface, lisse, strié, rugueux…[…]

J’aime l’autorité du noir, sa gravité, son évidence, sa radicalité. Son puissant pouvoir de contraste donne une présence intense à toutes les couleurs et lorsqu’il illumine les plus obscures, il leur confère une grandeur sombre. Le noir a des possibilités insoupçonnées et, attentif à ce que j’ignore, je vais à leur rencontre. […]

Pierre Soulages, préface au Dictionnaire des mots et expressions de couleur : le noir, CNRS, 2005, dans écrits et propos, Hermann, 2017

En 1979, un basculement intervient dans la peinture de Soulages jusque là caractérisée par l’opposition du noir avec la lumière produite par un clair que le noir exaltait. Tandis qu’un noir d’ivoire opaque et épais envahit soudainement la toile, Soulages découvre que le noir, loin d’absorber toute la lumière, la renvoie au regard, démultipliée par la matière picturale, ce que n’atteindra pas un autre peintre du noir, Ad Reinhardt, qui s’en tient à des oppositions de tons et de valeurs de noir. La lumière se réfléchit sur le noir et le transmute en « outrenoir ».

Soulages_peinture 29 juin 1979, 202×453, 1979_Soleils noirs, Louvre Lens_27 aout 2020

Un jour je peignais, le noir avait envahi toute la surface de la toile, sans formes, sans contrastes, sans transparences. Dans cet extrême j’ai vu en quelque sorte la négation du noir. Les différences de textures réfléchissaient plus ou moins faiblement la lumière et du sombre émanait une clarté, une lumière picturale dont le pouvoir émotionnel particulier animait mon désir de peindre. J’aime que cette couleur violente incite à l’intériorisation. Mon instrument n’était plus le noir mais cette lumière secrète venue du noir. D’autant plus intense dans ses effets qu’elle émane de la plus grande absence de lumière.

Pierre Soulages, préface au Dictionnaire des mots et expressions de couleur : le noir, CNRS, 2005, dans écrits et propos, Hermann, 2017

Soulages s’intéresse alors aux différentes textures du noir -du mat au brillant, du visqueux au fluide- et à leurs réactions à la lumière, leur devenir lumière, les variations étant infinies selon la manière souple ou brutale de poser, écraser, étirer, strier, plisser, lisser le noir ou encore de l’inciser de sillons parallèles pour faire naître la lumière, les sillons inscrits dans la matière noire créant des reflets et produisant toute une gamme de gris, du clair au sombre, née de la perception simultanée du noir et de la lumière.

Comme le relève Encrevé, l’artiste alterne dans ses outrenoirs entre le contraste entre textures lissées et striées, le recouvrement intégral de la toile par un striage de largeur et de profondeur variables ou encore ponctue de quelques marques qui accueillent la lumière des toiles totalement lisses, sans pour autant que ces trois modes demeurent totalement autonomes, Soulages les réunissant parfois en polyptyques réels ou virtuels.

Soulages Pierre_opera gallery_29 mai 2021

Sa peinture témoigne d’une profonde intelligence de la couleur en termes de différences de matières, pour reprendre certaines réflexions d’Isabelle Ewig dans le catalogue de la rétrospective au Centre Pompidou, 2009-10. Le tableau n’a plus rien de la fenêtre albertienne, certes, mais s’ouvre néanmoins sur un espace, celui du spectateur, ce que renforce l’artiste en renonçant à tout cadre, toute barrière entre l’œuvre et le spectateur.

Si les dernières grandes expositions parisiennes de l’artiste, notamment celles de son centenaire au Louvre et au Centre Pompidou, ont particulièrement mis l’accent sur ses outrenoirs, Soulages n’en aura pas moins jusqu’à sa mort poursuivi ses recherches, réintroduisant parfois le blanc et le soumettant aux mêmes expériences que le noir, le travaillant par découpages et par collages –technique à laquelle Encrevé rattache par exemple la belle et singulière Peinture 200 x 220 cm, 22 avril 2002 présentée dans l’exposition du Centre Pompidou de 2009-10 puis du centenaire en 2019, panneau carré de noir acrylique mat divisé en cinq surfaces égales par des traits blancs de pastel, horizontaux et parallèles, que Soulages a flanqué de deux étroits éléments verticaux noirs avec des réserves de blanc-, le confrontant au noir en une suite de vibrations lumineuses ou faisant contraster la surface noire avec un bleu intense, un ocre, un brun ou un rouge, signe d’un parcours plus cyclique que linéaire.

Pierre Encrevé note par ailleurs la grande diversité des formats d’outrenoir et le recours à de vastes polyptyques magistralement scénographiés dans la rétrospective du Centre Pompidou en 2009-10, particulièrement les polyptyques verticaux réalisés après le chantier de Conques dont l’influence est probable sur le choix du format et la verticalité affirmée (que l’on songe à la superbe « Peinture 324 x 181 cm, 14 mars 2009 » présentée en 2009 au Centre Pompidou ou aux incroyables stèles peintes par l’artiste en 2019 et présentées au Louvre)-, « la division en éléments [multipliant] les potentialités de la texture.

Il relève également que le passage à l’acrylique à partir de 2004 lui permet, de par la liberté, la diversité de consistance, l’importance des épaisseurs autorisées par le médium, d’obtenir des effets de matière plus marqués jusqu’aux entailles sensuelles dont il ponctue un certain nombre de toiles des années 2000 (telle la magistrale « Peinture 222 x 314 cm, 24 février 2008 » présentée au salon carré du Louvre en 2019) et aux toiles ponctuées de marques profondes et morcelées.

Encrevé observe par ailleurs de vastes périodes où l’artiste se détourne de la peinture pour se consacrer à d’autres techniques, Soulages ne hiérarchisant pas entre elles et travaillant, tout au moins jusqu’en 1979, tant sur papier que sur toile : la réalisation des vitraux de Conques entre 1986 et 1993, la gravure et la lithographie de 1972 à 1974. En 1985, signe d’une recherche inlassable, Soulages remplace l’alternance de bandes lisses et de bandes striées  par des stries obliques unidirectionnelles qui couvrent l’ensemble de la surface picturale et donnent lieu à de nouveaux effets lumineux.

Soulages, Peinture 227x306_2 mars 2009_Centre Pompidou, Paris, 2009-10

Dans une toile de 1996, Soulages propose pour la première fois au regardeur un vaste rectangle noir, polyptyque à trois éléments qui fait se contraster outrenoir et noir, noir polychrome et noir monochrome, un noir d’ivoire travaillé en stries et en aplats et un panneau enduit d’une préparation vinyllique, un noir de mars homogène. Dans le superbe triptyque « Peinture 227×306 cm, 2 mars 2009 », présenté au Centre Pompidou en 2009-2010,  Soulages use de deux noirs d’ivoire distincts, intensifiant « la tension entre luminosité statique et dynamique » (Pierre Encrevé) : au centre, un noir brillant, mobile, creusé de profonds sillons irréguliers, de part et d’autre, un noir mat, immuable, quoiqu’également parcouru de traces transversales cette fois-ci traitées à la lame.

Quoique les historiens de l’art rattachent bien volontiers la peinture de Soulages à l’abstraction, l’artiste ne définit pas sa peinture au travers du dilemme entre figuration et non-figuration. Il n’entend pas davantage se rattacher à un mouvement tel que l’équivalent européen de l’expressionnisme abstrait américain : l’abstraction lyrique ou gestuelle à laquelle on l’a pourtant souvent associé avec son ami Hartung, Manessier, Bissière, Poliakoff… Il ne considère pas son œuvre, en dépit des vastes aplats de peinture d’un seul pigment, le noir, qui la caractérisent, comme monochrome, même si une Barbara Rose l’évoque dans son histoire du monochrome (le Monochrome, de Malévitch à aujourd’hui, Editions du Regard, 2004). Sa peinture est l’œuvre d’un solitaire et se distingue par sa totale singularité. Quoiqu’abstraite, son approche de la peinture relève avant tout du faire, non d’une intention préalable : Soulages se confronte avec la matière, la toile posée au sol, geste après geste, variant les outils –racloirs, couteaux à enduire, spatules, pinceaux spéciaux, morceaux de cuir, bouts de carton, tasseau de bois…- et le rythme.

Musée Soulages_Rodez_16 aout 2020

S’il renonce très tôt à toute figuration, c’est qu’il considère qu’une simple ligne restitue le mouvement d’une main, d’un geste, ou exprime une durée, celle du tracé ou du regard qui parcourt la ligne et détourne l’œil de la globalité du tableau. C’est pourquoi il choisit dès 1947 de regrouper sur la toile les larges touches du pinceau en un signe se livrant d’un seul coup, de les empiler, de les superposes pour rythmer l’espace du tableau et rompre toute idée de durée ou de mouvement gestuel, ce qui l’éloigne de l’approche de nombre de peintres de l’abstraction gestuelle ou de l’Action painting, expression d’une subjectivité, d’une émotion, d’une énergie vitale, spirituelle et physique, sur la toile. Le temps du récit est alors supprimé, le mouvement devient « tension, mouvement en puissance » (Soulages, entretien avec Jean Grenier, 1963).

Il ne s’agit par ailleurs aucunement d’une peinture monochrome mais bien de rendre compte de tout ce que la rencontre du noir et de la lumière peut engendrer, y compris des sensations d’autres couleurs, sensations changeantes au gré des mouvements et de l’état d’esprit du regardeur. L’outrenoir rompt en outre avec plusieurs données essentielles –le rapport à l’espace, au temps, à son propre corps- de la peinture classique comme l’a parfaitement analysé Soulages lui-même. Face à une toile, ce qui importe, c’est la lumière qui émane du tableau, l’espace devant le tableau, là où se tient l’artiste –« la lumière, jouant comme une troisième dimension, le tableau intègre le volume spatial dans lequel il fait entrer le regardeur » (Pierre Encrevé dans Soulages, catalogue de l’exposition 2009-2010 au Centre Pompidou) ; le tableau s’appréhendant par ailleurs dans l’instant du regard -et non plus dans la durée- et se modifiant au gré des déplacements.

Ce qui se passe sur un tableau, qui d’objet en cours de fabrication devient tout à coup quelque chose de vivant, me paraît échapper aux mots.

Soulages, entretien avec Jean Grenier, 1963
Soulages_galerie Karsten Grève, Paris_2 décembre 2015

Le refus de l’artiste, d’emblée, de nommer ses toiles autrement que par ses dimensions et sa date naît d’un désir de confronter le regardeur à l’œuvre sans contamination intellectuelle, sans qu’un titre oriente l’interprétation, sans idée de transcendance ou d’infini quoique Soulages pense comme son ami Rothko que toute œuvre d’art contient une forme de sacré, un sacré toutefois dénué de toute religiosité.  

Toute œuvre forte touche ou révèle en nous des choses essentielles […] Il y a un acte grave qui vous engage. (Pierre Soulages)

Amateur de poésie et pensant l’œuvre d’art fondamentalement comme une expérience poétique, Soulages considère la peinture au même titre que l’écriture pour Mallarmé :

Une ancienne et très vague mais jalouse pratique dont gît le sens au mystère du cœur.

Qui l’accomplit, intégralement, se retranche.

Stéphane Mallarmé, Villers de l’Isle Adam : conférence, Paris, 1890, consultable en ligne sur Gallica, https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8626853v/f19.double (vu le 30/10/2022)

La peinture n’est pour lui « ni image, ni langage », sans qu’il la réduise pour autant à sa matérialité. C’est « une organisation de formes et de couleurs sur laquelle viennent se faire et se défaire les sens qu’on lui prête ». « La peinture ne transmet pas de sens, […] elle fait sens ». (Soulages, dans Image et signification, rencontres de l’Ecole du Louvre, la Documentation française, Paris, 1984)

Soulages_musée Fabre 2020

Je conclurai en disant comme Pierre Encrevé (dans Soulages, catalogue de l’exposition 2009-2010 au Centre Pompidou) que la peinture de Soulages est une invitation à se rencontrer soi-même « en tant que sujet d’un voir libre et libérateur », « un objet capable de mobiliser ce qui nous habite au plus profond » (Soulages, entretien pour le journal la Croix en 2009), motivation peut-être des peintres dès l’origine, dès l’art pariétal du paléolithique, et que tout au long d’une vie dédiée à la peinture, « Soulages est parvenu à ce qu’il cherchait sans le savoir avec ce qu’on peut appeler la double nature de l’outrenoir, à la fois noir et lumière, à la fois absence et présence du noir et de la lumière » (Pierre Encrevé, Soulages noir lumière, Paris musées, 1996). Du noir ne se réalisant que dans son rapport à la lumière, par contraste entre du noir et du clair,  d’avant 1979, à l’outrenoir, simultanéité et coexistence du noir et de la lumière.

Il n’y aura plus de nouveaux Soulages. Las ! Mais fort heureusement, son oeuvre demeure.

  • Abbatiale de Conques_16 aout 2020

https://www.lemonde.fr/disparitions/article/2022/10/26/le-peintre-pierre-soulages-est-mort_6147426_3382.html

https://www.theguardian.com/artanddesign/2022/oct/26/pierre-soulages-obituary

https://www.connaissancedesarts.com/artistes/pierre-soulages/lart-est-la-seule-chose-qui-merite-quon-lui-consacre-sa-vie-soulages-le-noir-pour-origine-11177682/

Soulages_galerie Karsten greve_28 septembre 2019
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Author: Instant artistique

Conservateur de bibliothèque. Diplômée en Histoire et histoire de l'art à l'Université Paris I et Paris IV Panthéon-Sorbonne. Classes Préparatoires Chartes, École du Patrimoine, Agrégation Histoire. Auteur des textes et de l'essentiel des photographies de l'Instant artistique, regard personnel, documenté et passionné sur l'Art, son Histoire, ses actualités.

4 Replies to “Un grand Monsieur s’en est allé…”

  1. Laure says:

    Un des textes les plus intéressant en cette semaine d’hommage, merci à vous !

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  2. Lu castar says:

    Merci, complément essentiel pour mon savoir de l’œuvre

    Répondre

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