Un merveilleux carton de Raffaello

PINACOTECA AMBROSIANA, Milan

Euclide et ses élèves_Raffaello, Scuola di Atene_Carton_Ambrosiana, Milano_Ambrosiana, 24 décembre 2021

Issu de la collection du cardinal Federico Borromeo comme nombre de pièces de la pinacothèque ambrosienne, le carton, dessin préparatoire à la pierre noire et à la mine de plomb, rehaussées de blanc (céruse), à échelle 1 :1, de Raphaël pour la fresque de l’Ecole d’Athènes de la Stanza della Signatura vaticane (1509), est incontestablement le chef-d’œuvre de ce remarquable musée milanais. Un chef-d’œuvre qui a bénéficié d’une restauration préventive de quatre ans, achevée en 2019, et d’un nouvel aménagement muséographique qui permet de le contempler dans de très bonnes conditions tout en respectant les normes de conservation des œuvres sur papier. Exposé seul dans la pénombre d’une salle légèrement à l’écart, présenté sous une vitre antireflet, le carton peut être étudié de près, sous un éclairage suffisant, à la différence des cartons des tapisseries des Actes des Apôtres au Victoria and Albert Museum de Londres que la distance et le faible éclairage rendent très difficiles à observer.

Un carton, écrivait le collectionneur en 1618, « que les amateurs sont en devoir de chérir, car il n’y a aucun doute sur [son] authenticité. Si la peinture n’est qu’attribuée à Raphaël, vu le nombre d’aides dont l’artiste s’entourait, il reste sûr que les grands cartons préparatoires sont de sa main » et le carton de l’Ecole d’Athènes incarne la quintessence de l’idéal artistique de l’artiste « qui avait atteint et dépassé la beauté de l’art grec ». Il exprime le dessein de l’artiste, son intuition première, sa vision esthétique, présentant des visages encore plus incisifs que dans la fresque, des traits admirablement précis, des corps emplis de vie et de vigueur, merveilleusement modelés par les ombres, en un parfait équilibre entre idée et forme, grâce et réalisme.

Composé de 210 feuilles de papier assemblées en sept bandes horizontales de trente feuilles chacune, collées sur un support de 2,85 x 8,04 mètres, le carton de l’Ecole d’Athènes est le plus grand carton renaissant conservé. De fait, la plupart d’entre eux étaient utilisés lors de la transposition du dessin en fresque par la technique du spolvero qui consiste à perforer les lignes du dessin puis, une fois le carton collé au mur, à le tamponner de poussière de charbon qui, s’infiltrant dans les trous, laisse une trace de points sur le mur reproduisant le dessin, d’où la grande proximité entre le carton et l’œuvre finale. Le carton de l’Ambrosienne porte les signes de cette technique mais s’il a été conservé jusqu’à nos jours, c’est qu’il s’agit d’un modèle à présenter au pape Jules II, un second carton réalisé par spolvero ayant servi à la transposition tandis que d’autres dessins préparatoires, tels celui de l’Albertina témoignent de l’étude intense et incroyablement soignée conduite par Raphaël en amont de la réalisation de la fresque. Entièrement de la main du maître, le carton de l’Ecole d’Athènes témoigne admirablement de la genèse de l’œuvre.

Pythagore et ses élèves_dessin préparatoire pour l’Ecole d’Athenes, Raffaello_Albertina Museum, Vienna

Si le cadre architectural à venir n’est qu’esquissé par l’étagement et l’ordonnancement d’une foule désordonnée et animée de personnages sur les marches d’un majestueux escalier, l’incroyable maîtrise technique et la profondeur psychologique de l’artiste émergent des visages et postures des philosophes. La plupart d’entre eux sont déjà remarquablement présents, à l’exception d’Héraclite qui adoptera dans l’œuvre finale, en hommage à l’auteur de la voûte de la Sixtine tout juste achevée, les traits de Michel-Ange, écrivant, mélancolique, appuyé contre un bloc de marbre, de Protogène sous les traits de Sodoma ou Perugino et d’Apelle, autoportrait de l’artiste. Par ailleurs, les principes de perspective très élaborés de la fresque sont déjà bien en place, avec le point de fuite principal au centre d’un carré défini en hauteur par les deux protagonistes, Platon et Aristote, et placé sur la ligne d’horizon. Ils participent de la grande unité de l’œuvre qui parvient à évoquer une communauté de penseurs autour de Platon et Aristote, par-delà le temps.

Plus d’une cinquantaine de philosophes et de scientifiques majeurs de l’histoire humaine sont dépeints sous les traits de contemporains de Raffaello qui entend porter les « arts mécaniques » à la hauteur des arts libéraux, lisant, écrivant, méditant ou en pleine discussion et distribués par petits groupes –l’artiste insistant alors comme Platon sur le lien réciproque entre maître et disciple- ou seuls, de part et d’autre des deux principaux protagonistes, Platon et Aristote, et qui, dans le complexe programme iconographique des Stanze, incarnent la Vérité atteinte par l’étude de la science et de la philosophie face à la Vérité que l’homme ne peut rejoindre qu’à travers Dieu, la Vérité théologique représentée par la Dispute du saint Sacrement, fresque qui fait face à l’Ecole d’Athènes dans la stanza della Signatura, bibliothèque privée du pape.

L’œuvre symbolise le triomphe de la sagesse antique autour des figures centrales des deux plus grands philosophes de l’Antiquité, Platon sous les traits de Léonard de Vinci ou, selon Daniel Arasse, du Philosophe, le doigt pointé vers le Ciel, le monde des Idées, le Timée en main, et Aristote portant l’Ethique à Nicomaque, le doigt plutôt vers le sol, soulignant l’importance de l’expérience sensible, le contemplatif et l’actif unis par le grand naturel de leur gestuelle. Autour d’eux, l’artiste représente, à gauche de Platon, les philosophes qui l’ont précédé (présocratiques, orphiques, pythagoriciens et socratiques), à droite d’Aristote, les philosophes de l’époque hellénistique et impériale.

Socrate et son auditoire dont Alciabiade, Xénophon_Raffaello, Scuola di Atene, carton_ Ambrosiana, Milano_24 décembre 2021

En haut à gauche de Platon, on remarque ainsi Socrate, de profil, barbu et le front largement dégarni, entouré du bel Alcibiade et du philosophe et historien Xénophon, auteur de l’histoire de la guerre du Péloponnèse et l’une des sources sur l’enseignement de Socrate. Puis, Raffaello évoque, sur deux registres distincts, les penseurs anciens qui se sont voués aux disciplines mathématiques (arithmétique, géométrie, astronomie, musique) ou au monde de la nature et des phénomènes au registre inférieur, les philosophes, la métaphysique, au registre supérieur.

Parmi les penseurs identifiés les plus remarquables, on relève, en bas à droite, le superbe groupe constitué par Euclide, dont les Eléments sont aux fondements de la géométrie, sous les traits de Bramante, et ses élèves. Il s’agit manifestement du groupe le plus intime de l’œuvre, les têtes des différents personnages constituant en outre un cercle parfait. Euclide se penche, avec son compas, pour tracer des figures géométriques sur une tablette au sol, tandis que de superbes jeunes gens admirent, enthousiastes, sa démonstration.

A la droite d’Euclide et ses disciples, Ptolémée et Zoroastre, Raffaello, carton de l’Ecole d’Athènes_ Ambrosiana, Milano_24 décembre 2021

Debout, sur sa droite, Raffaello représente, de dos et couronné, l’astronome à l’origine du géocentrisme, Ptolémée, et Zoroastre, fondateur du zoroastrisme, un monothéisme dual. Au-dessus d’eux, on distingue la figure solitaire de Démocrite, philosophe matérialiste pour lequel l’univers est constitué d’atomes et de vide.

En pendant, en bas à gauche, l’artiste dépeint Pythagore, symbole de l’arithmétique et de la musique pour lequel la réalité et les phénomènes se traduisent en termes mathématiques, assis, en train d’écrire, flanqué d’un jeune disciple qui tient une tablette évoquant des principes pythagoriciens. Un autre disciple, vêtu de blanc, incarne magistralement kalokagathia, la beauté et la bonté, reflets de la beauté intérieure. Penché derrière le mathématicien se tient Averroès, identifiable par son turban, philosophe et commentateur des œuvres d’Aristote auquel on doit également la connaissance des mathématiques antiques. Enfin, un autre philosophe, debout, un livre ouvert en main, identifié comme Parménide, philosophe présocratique et pythagoricien, introducteur de la logique dans la pensée grecque et penseur de l’Etre, se tourne vers le mathématicien dans un admirable déhanché.

Hypathie_bellezza e bontà greca_Francesco Maria della Rovere, nipote del papa Giulio II_Raffaello, Scuola di Atene_ Ambrosiana, Milano_24 décembre 2021

Seul, au centre, sur les marches et dépeint dans une posture tout aussi négligée que sa tenue, se tient le cynique Diogène, lequel a renoncé à tout bien et dénoncé l’artifice des conventions sociales, revendiquant une vie simple et proche de la nature.

Une œuvre manifeste –dès le premier jet de l’artiste- de la culture renaissante et humaniste, qui s’efforce de concilier christianisme et classicisme et témoigne d’une confiance en la puissance de la pensée rationnelle et en l’art à mille lieues, las !, de notre contemporanéité perdue dans la consommation, l’individualisme et le virtuel.

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