PRADO, MADRID, 28 mars – 7 septembre 2023
Si l’exposition consacrée l’an dernier par la Villa Borghese à Guido Reni, axée sur le sacré et la nature, méritait surtout le déplacement de par l’impressionnant dialogue fugace établi entre les fabuleux groupes sculptés de Gianlorenzo Bernini et des chefs-d’œuvres de Guido Reni tels que le rapt de Proserpine et Hippomène et Atalante, Apollon et Daphné et le Massacre des Innocents ou encore le David sculpté et une version peinte de David et Goliath, elle n’en était pas moins des plus modestes et assez pauvre en termes d’appareil critique, limitée en outre au premier séjour romain du maître bolonais, au début du XVIIe siècle.
Il en est tout autre de la remarquable exposition actuellement proposée par le musée du Prado à Madrid qui, à travers une centaine de toiles et quelques dessins, propose un regard approfondi sur l’œuvre du maître bolognais, de ses années de formation à l’impact de la découverte de Raphaël, Caravaggio mais également Michelangelo à Rome, dont il se nourrit pour définir sa propre voie marquée par un parfait équilibre entre un certain naturalisme, de puissantes anatomies, une idéalisation des corps et des paysages mêlée de sensualité et de vie.
Le parcours s’ouvre naturellement sur les débuts bolognais de Reni, au moment où l’école picturale de la ville –alors part des Etats Pontificaux- s’affirme avec l’enseignement novateur des Carracci qui rejettent l’esthétique maniériste au profit d’un style plus réaliste marqué par une relecture des maîtres vénitiens et de Raphaël, au service de la réforme catholique. De fait, le jeune Reni suit rapidement -après quelques années auprès du peintre flamand Denys Calvaert qui lui enseigne le dessin et une approche sensuelle de la couleur sensible dans le très bel Abraham et les trois anges du Prado, 1578-85, aux teintes raffinées, aux ombres saturées et aux canons allongés typiquement maniéristes- les principes de l’Accademia degli Incamminati.
Le jeune peintre s’efforce tout à la fois de charger ses toiles de spiritualité –d’où son surnom « le Divin »- et de trouver, dans l’esprit des Carracci, une harmonie entre il colorito e il disegno, débat prégnant dans l’histoire de l’art classique entre la tendance vénitienne et la florentine dans le XVIe siècle italien, les rubéniens et les poussinistes dans la France du XVIIe. Harmonie admirablement évoquée dans l’une des premières toiles de l’exposition, l’allégorie du dessin et de la couleur du Louvre, 1624-25. L’amour transparaît dans l’échange de regards des deux protagonistes, accentué par la gestuelle : le beau jeune homme qui incarne le dessin observe attentivement sa délicieuse compagne, tout en s’apprêtant à la dessiner. Le format et la composition s’inspirent de la Diseuse de bonne aventure du Caravaggio, également au Louvre, quoique Reni inverse la disposition des personnages.
L’importance du passage par l’atelier des Carracci est rappelée par la présence de deux remarquables toiles du Prado : la vision de saint François de Ludovico Carracci, 1601-03 et l’Assomption de la Vierge d’Annibale Carracci, 1588-90, présentées face à une remarquable série d’Assomption et de Couronnement de la Vierge de Reni (versions du Städel Museum de Francfort, 1598-99, du Prado, 1602-03, de la National Gallery, 1607). L’oeuvre de Ludovico Carracci détonne particulièrement par son caractère nocturne et le contraste entre la pauvreté de la partie terrestre, terreuse, sombre, où le saint ascétique se tient agenouillé, les bras en croix, et la lumineuse partie céleste centrée sur la Vierge, le Christ et saint Jean entourés d’angelots, ainsi que le parallèle établi par la composition entre la Passion et la souffrance du saint. Marquée par la tradition des maîtres vénitiens et de Correggio, l’Assomption d’Annibale Carracci se singularise quant à elle par sa dynamique dramatique, la Vierge s’élevant dans les cieux, hors de son tombeau, latéralement, de profil et en raccourci, laissant les apôtres à ses pieds. Deux toiles emblématiques de l’équilibre remarquable établi par les Carracci entre héritage renaissant d’un Raphaël, d’un Correggio et des maîtres vénitiens et naturalisme.
Quoique de taille beaucoup plus modeste, l’Assomption de Reni se révèle tout aussi remarquable, reflétant l’influence des Carracci tout en rompant avec leur caractère dramatique et en se concentrant sur la seule scène céleste. Elle dépeint la Vierge entourée d’un splendide chœur d’anges musiciens, les bras tendus, les paumes ouvertes, en posture d’orante, geste de prière fréquent dans l’art byzantin, le regard transfiguré, accueillie par un Dieu évoqué par la seule lumière, la splendeur émanant de lui, un pigment doré substitué au fond d’or médiéval. Reni concilie magistralement l’harmonie et l’intelligence d’ensemble de la composition –les deux anges luthistes, représentés à la même échelle que la Vierge, stabilisant ainsi la construction picturale tout en dirigeant le regard vers celle-ci et la diversité des attitudes et des traits de chaque protagoniste. Les anges au premier plan se distinguent ainsi par leur remarquable beauté, le traitement soigné et vériste de leur anatomie révélée par des drapés découvrant les muscles de leur jambe ou leur torse, le détail de chaque instrument de musique –Reni est le fils d’un musicien-.
Il décline le même type de composition, dans des formats voisins dans les l’Assomption et le Couronnement du Prado et le Couronnement de la National Gallery avec toujours la Vierge, désormais les bras repliés sur sa poitrine, au centre d’un remarquable chœur angélique, trônant sur des nuées tandis que deux angelots nus la couronne. La version londonienne se distingue toutefois par sa palette plus vibrante, la plus grande variété de postures et d’expressions des anges –qui teinte le chœur céleste de naturalisme-, la complexité de ses jeux de drapés.
Il s’agit là de variations et non de répliques contrairement au pendant du Couronnement du Prado, présenté à proximité, l’Agonie au jardin des Oliviers du monastère des Descalzas Reales de Madrid et sa réplique du Louvre, deux toiles (1607) emblématiques de la capacité de l’artiste à proposer des œuvres de petit format, ici sur cuivre -lequel par sa surface dure et lisse lui permet de rendre minutieusement les moindres détails-, destinées à la dévotion privée, à la composition simplifiée, sans pour autant réduire l’impact émotionnel de la scène dépeinte. Le Christ est représenté les mains jointes sur ses genoux, dans une posture d’attente sereine et d’acceptation, le regard vers les cieux, priant en disant, d’après l’Evangile selon st Luc, « Père, si tu veux, éloigne de moi cette coupe », entouré d’anges porteurs des instruments de la Passion au lieu de l’ange qui apparaît alors pour le réconforter. Si le traitement soigné des nuées étagées au-dessus de la colline rappelle sa formation auprès de Calvaert, le fort contraste entre la lumière divine et l’obscurité de l’avant-plan où se distinguent à peine les apôtres endormis et les soldats venus procéder à l’arrestation témoigne de l’influence de Caravaggio.
Deux autres toiles de petit format, pendants consacrés à sainte Apollonia et également réalisés sur cuivre en 1600-1603, reflètent quant à elles, outre l’influence du chiaroscuro caravagesque, celle de Raphaël dont Reni a pu étudier à Bologne l’admirable Extase de sainte Cécile (absente de l’exposition) qui lui inspire la posture et l’expression de la jeune martyre et dont il approfondira l’étude à Rome, retenant particulièrement la grâce et l’harmonie des compositions du maître renaissant.
Une sublime confrontation nous attend dans la salle suivante, consacrée au premier séjour romain de Reni –essentiel tant par la confrontation à l’antiquité classique que par la découverte de l’œuvre de Caravaggio-, puisque le merveilleux Massacre des Innocents de la pinacothèque de Bologna, de Reni et deux de ses représentations de David et Goliath (Orléans, Remagen) voisinent avec le superbe Caravaggio du Prado, David avec la tête de Goliath.
L’œuvre du Caravaggio, réalisée en 1600, est totalement atypique tant par sa composition avec la tête décapitée de Goliath au premier plan, rejetée sur la droite, tandis que le corps jeune et puissant de David, dont la musculature se révèle sous le léger drapé qui l’habille, le surplombe dans un violent raccourci, émergeant d’un fond sombre, prêt à saisir et apporter la tête à Jérusalem. Par-delà la force intrinsèque de la toile, l’artiste atteint un remarquable équilibre entre la beauté naturelle du jeune héros dépeint en profil perdu et l’atrocité de son acte, le tout dans une dominante ocre lumineuse et une facture des plus maîtrisées.
Les deux œuvres de Reni sur le même thème, présentées à proximité, n’ont certes pas l’impact visuel de la toile de Caravaggio. La toile du musée d’Orléans (1630-31), issue de la collection la Vrillière et dont une douzaine de versions est connue dont la plus ancienne serait celle du Louvre, représente un David au repos, méditatif, le corps seulement couvert d’une peau de bête et appuyé avec nonchalance contre un fût de colonne, le regard tourné vers la tête décapitée de Goliath placée sur un piédestal et dont il tient encore la chevelure de la main gauche. Beaucoup plus précoce dans la carrière de l’artiste et optant pour une composition pyramidale bien différente, la toile du musée Arp de Remagen représente le jeune héros en pleine action, couvert d’un drapé rouge, le genou porté sur son ennemi terrassé au sol, sur le point de décapiter un géant à l’armure étincelante. Les deux protagonistes se détachent sur un vaste paysage dont les teintes froides contrastent avec le drapé vif de David et les teintes sombres et métalliques de Goliath. En dépit des influences maniéristes, michelangélesques et caravagesques de la toile, Reni privilégie une représentation plus poétique.
Si toutefois une toile peut rivaliser à mes yeux avec la puissance du Caravaggio, c’est bien le chef-d’œuvre de la pinacothèque de Bologne, le Massacre des Innocents (1611) –épisode issu de l’évangile de saint Matthieu-, réalisé pour la chapelle Bero de l’église san Domenico de Bologna, admirable synthèse entre la puissance naturaliste des Carracci, le chiaroscuro caravagesque et l’harmonie compositionnelle d’un Raphaël et dont le poète Giambattista Marino, dans sa Galeria, 1620, disait « Spesso l’orror va col diletto ».
Reni s’emploie dans cette toile à trouver le parfait équilibre entre des mouvements centrifuges et centripètes et à atteindre une distribution harmonieuse des couleurs et expressions des différents protagonistes, huit adultes et huit enfants placés sur le devant de la toile, avec un paysage lumineux mais ponctué d’architectures pesantes et sombres à l’arrière-plan. L’artiste articule magistralement sa composition en plaçant au centre de la scène, métaphore de l’ensemble du drame, le poignard menaçant de l’un des bourreaux avec de part et d’autre deux groupes symétriques constitués de deux femmes qui fuient sur la droite avec leurs enfants et d’un homme de dos qui retient une femme hurlant et fuyant sur la gauche, tandis qu’un second bourreau, placé en miroir du premier, menace un groupe de femmes agenouillées à terre, s’efforçant de protéger leur progéniture ou pleurant sur le corps des enfants déjà tués au premier plan. L’action semble à son climax et le temps, suspendu, la violence restant confinée aux cadavres livides des enfants et aux cris figés des femmes.
L’artiste sublime la tension du plan médian par la résignation sensible dans le triangle des femmes du premier plan qui contemplent les deux angelots distribuant les palmes du martyre dans le ciel. Il parvient magistralement à exprimer tout à la fois l’impuissance –les cris silencieux des mères, l’étreinte désespérée de leurs enfants- et l’horreur, la brutalité aveugle des bourreaux, paradoxalement démentis par les volumes des drapés et la beauté des coloris, au travers de corps en extrême tension, de diagonales et de mouvements entrecroisés.
L’œuvre marque de fait les débuts du classicisme de Reni, relecture personnelle de la beauté idéale de l’antique et de Raphaël susceptibles de sublimer l’horreur par la mesure. L’influence des Niobides antiques, mélange de consternation et de désespoir, est sensible dans la mère du premier plan droit, la tête tournée vers le ciel et les lèvres entrouvertes, moyen pour Reni de transcender le réel en quête d’un ordre supérieur, ainsi que celle de célèbres gravures : les enfants du premier plan s’inspirent d’une bacchanale de Mantegna tandis que les postures, les expressions et la disposition spatiale équilibrée constitue une relecture du Massacre des Innocents de Raimondi d’après Raphaël. Reni s’approprie par ailleurs la circularité de l’extase de sainte Cécile du maître renaissant pour créer un espace pictural resserré malgré les mouvements centrifuges présents –les mères tentant de fuir, de part et d’autre, qui ferment paradoxalement la scène. L’impact du Caravaggio se ressent, notamment le jeune homme effrayé du martyre de saint Mathieu de san Luigi dei Francesi, dans les traits, certes anoblis et humanisés par Reni, de certaines mères.
Il n’en demeure pas moins que l’œuvre de Reni, au format inhabituel par sa verticalité, est tout à fait unique et fascinante par cette concentration de toute l’intensité dramatique dans le geste de la dague suspendue dans le vide, au centre de la composition, prête à frapper.
Une dernière confrontation mérite l’attention dans cette salle, celle du splendide saint Sebastien du Prado, de Reni, 1619 et celui, plus rude, d’un maître espagnol influencé tout à la fois par Caravaggio et par Reni –notamment dans le traitement du corps nu du saint, représenté de près et de trois-quarts, le contraste entre les chairs lumineuses et le paysage crépusculaire à l’arrière-plan-, Jusepe de Ribera (Osuna, 1617). Les deux peintres se sont rencontrés à Rome et se tenaient dans une estime réciproque. Reni présente le soldat romain martyrisé pour sa foi conformément à la tradition iconographique, attaché à un arbre et blessé par des flèches. La toile du Prado témoigne de l’influence de Caravaggio par le traitement dramatique de la lumière, intensifié par l’atmosphère nocturne. Le superbe torse du jeune saint, en torsion, les mains liées dans le dos – issu d’une réflexion tout à la fois sur le torse du Belvédère antique et sur les esclaves, notamment l’esclave rebelle, de Michel-Ange pour le tombeau de Jules II- est ainsi superbement modelé par la lumière et les ombres. La tête en raccourci –modèle que reprendra l’artiste dans le très beau Bacchus et Ariane d’une collection privée exposé peu après- évoque un Alexandre mourant antique de la collection Medici (Florence) quoique Reni en adoucisse les traits.
Le parcours se poursuit avec de remarquables déclinaisons, pleinement dans l’esprit de la réforme catholique, de scènes christiques (Ecce homo, Dresde, 1639-40 et Cambridge, 1639 ; Christ à la colonne, Francfort, 1604 ; Circoncision, Siena, 1636 ; Crucifixion, Modena, 1636) puis mariales (Annonciation, Ascoli Piceno, 1629 ; Vierge en trône, Prado, 1624-25 ; Madonna delle neve, Uffizi, 1623, Immaculée conception, Metropolitan Museum, 1627), des représentations du précurseur au désert (Salamanque, 1636, Londres, 1633-34, Bologna, 1633-34) et de saints intercesseurs, toutes approches du Beau dans une logique quelque peu néo-platonicienne, la représentation du beau corps permettant d’approcher le concept de Beau ou le beau divin, un divin humanisé et seul à même d’abriter une âme divine. Les représentations de saint Jean-Baptiste sont par ailleurs l’occasion de traiter du corps changeant d’un être adolescent, celles des saints, de la beauté à un âge avancé –dont témoignent magistralement le saint Pierre et le saint Paul du Prado (1633-34), signe de la capacité d’une belle âme à transcender la dégradation de la chair.
La mise en dialogue de différentes versions du même sujet est particulièrement percutante, notamment les trois Saint-Jean Baptiste dans le désert où se distingue la remarquable toile conservée à la Dulwich Picture Gallery de Londres, réalisée dans une gamme assez resserrée, avec une prédominance de gris, de brun et de vert sombre contrastant avec le bleu du ciel et la chair du saint, et une certaine « sprezzatura » (nonchalance) tant dans la posture et le regard insaisissable que dans la technique picturale. Le jeune saint est dépeint tel un éphèbe antique, nu à l’exception d’un léger drapé couvrant sa nudité, assis sur un rocher, une croix dans la main gauche, la droite pointée vers le ciel rappelant sa prophétie « Ecce agnus Dei », comme dans la version du palazzo Bentivoglio de Bologna en dépit de l’absence de l’agneau et d’une approche plus introspective. A noter que le saint Jean-Baptiste de Londres est mis en relation avec l’ange apparaissant à st Jérôme du Detroit Institute of arts présenté peu après. Par-delà la complémentarité des postures des deux saints, les deux toiles témoignent de la même technique quelque peu relâchée, mêlant tout à la fois des références à Correggio et à Tiziano. Le traitement de la chevelure et de la chair du saint évoque un effacement de la figure humaine renvoyant à son ascétisme.
On relèvera dans la même salle le remarquable parallèle entre le stupéfiant Christ à la colonne de Francfort et les Ecce homo de Dresde et du Titien (Prado). La toile de Francfort détonne par sa verticalité et le fort contraste caravagesque (l’œuvre date des débuts de Reni à Rome) entre le corps musclé, lumineux et vériste du Christ, grandeur nature -nu à l’exception d’un court perizonium noué sur sa hanche-, attaché à une demi-colonne de marbre, son expression poignante, le visage voilé d’une tristesse contenue, et le fond sombre.
L’Ecce homo de Dresde –qui appartint au peintre Charles-Antoine Coypel puis rejoint la collection d’Auguste III à l’origine de la Gemäldegalerie de Dresde- se singularise quant à lui par une grande économie de moyens. Le Christ, couronné d’épines, est représenté au premier plan, en buste, les mains liées sur le devant, tenant un sceptre de roseau, le regard vers le ciel. L’absence de tout autre élément de contexte lui confère une puissance iconique tandis que le traitement dramatique de la lumière accentue la beauté d’un corps à peine marqué par son martyre.
La version de Cambridge est plus proche de l’Ecce homo du Titien, les deux artistes évitant de dépeindre la violence de la scène au profit de l’expression de la souffrance d’un être abandonné, las et résigné, les yeux baissés, les épaules tombantes, seul, susceptible de susciter l’empathie et la piété du fidèle. La nudité du Christ est par ailleurs l’occasion pour les deux peintres de travailler le modelé du torse, le rendu réaliste de la chair et, pour reprendre l’analyse d’Ana Gonzalez Mozo dans le catalogue d’exposition, la proprietà (vraisemblance), la vaghezza (atténuation des contours) e la morbidezza (la douceur de la peau), particulièrement par le traitement de la lumière et ce au travers d’une palette resserrée.
Si les représentations du Christ ou de saints seuls sont particulièrement puissantes, le parcours permet de contempler une œuvre beaucoup plus complexe, fort heureusement épargnée des flammes du dramatique incendie de la cathédrale Notre-Dame de Paris, le triomphe de Job (1636) réalisée pour la guilde de la soie de Bologna et emportée en France par les troupes bonapartistes en 1796. Job, un homme puissant et bon que Dieu soumet à différentes épreuves pour éprouver sa foi, trône sur la droite de la composition, recevant de nombreux présents en récompense de sa droiture. La composition pyramidale se caractérise par une distribution habile des espaces pleins et des vides et l’étagement des nombreux personnages –dont les gestes et postures convergent vers Job, contribuant à sa mise en exergue-sur différents plans. Le décentrement du trône de Job laisse place à une ouverture sur le paysage, par-delà une architecture à la Véronese.
Dans la section consacrée à la Vierge, on peut relever la très belle annonciation d’Ascoli Piceno destinée à une chapelle familiale et entourée à l’origine d’un décor de stucs maniéristes. La Vierge, enveloppée d’un manteau bleu, un voile diaphane sur les épaules, se tient sur la droite, devant un prie-Dieu, face à l’archange Gabriel, apparition céleste portée par un nuage, surplombée par deux angelots et la colombe du Saint-Esprit baignée d’une lumière divine. La scène, située dans un modeste intérieur, ménage une ouverture sur le paysage, comme dans la version assez proche conservée au Louvre. La composition d’Ascoli Pineco est toutefois plus épurée, accentuant ainsi la présence des deux protagonistes. Si elle s’inspire des gravures sur la Vie de la Vierge de Dürer, Reni en propose une réinterprétation d’une grande douceur, soutenue par des tons clairs et délicats.
La Vierge du Prado détonne par son caractère monumental et sa frontalité issus, tout comme le motif du livre et l’attitude mélancolique du jeune Christ qui se tient dans son giron, de la Madone de Bruges et du tondo Pitti de Michelangelo. Reni représente une Vierge en trône de toute beauté que s’apprête à couronner deux angelots mais dont toute l’attention se porte sur son Fils, rappelant son rôle d’intercesseur.
On peut enfin noter la remarquable Immaculée Conception du Metropolitan Museum de New-York, 1627, source d’inspiration pour Murillo dont l’Immaculée Conception de l’Escorial, d’une incroyable douceur, est exposée à proximité (1665). Reni propose dans cette toile une relecture de l’Assomption de son premier maître, Calvaert, en dépeignant la Vierge, flanquée de deux anges, au centre de la composition, les mains jointes en prière et dont le modelé berninesque des formes et des drapés se détache sur un fond de lumière dorée et dans une frontalité quelque peu iconiques. L’artiste bolonais simplifie toutefois la composition afin d’accentuer le chœur angélique qui encercle la Vierge tandis que son regard, dirigé vers les cieux, évoque l’idée d’ascension.
L’acmé du parcours réside probablement dans la confrontation inédite des deux superbes versions d’Hippomène et Atalante (1618-1625) du Prado et du musée napolitain de Capodimonte -dont la fermeture temporaire au public cette année pour rénovation a probablement autorisé cette rencontre époustouflante, de même qu’elle permettra une vaste exposition des collections napolitaines au Louvre très prochainement-.
Hippomène et Atalante est probablement l’une des plus belles démonstrations du talent de l’artiste dans la représentation de nus masculins et féminins nourrie tout à la fois de l’étude de l’antique et de modèles vivants. La jeune Atalante, fille du roi d’Arcadie, quoique décidée à rester vierge pour conserver ses talents de chasseresse, accepte sur l’insistance paternelle de se marier si son prétendant la bat à la course, tout perdant étant voué à la mort. Le jeune Hippomène, tombé amoureux d’elle, parvient, aidé de Vénus qui lui donne les trois fruits d’or susceptible de la distraire, à la ralentir jusqu’à emporter le défi. Le mythe ovidien permet à Reni de dépeindre deux superbes anatomies saisies, au premier plan, dans un ballet d’une grande sensualité en dépit de la lumière froide qui baigne la composition et de la tension des corps.
Reni dépeint le point culminant, tant sur le plan dramatique que narratif, d’un mythe rarement représenté en présentant précisément l’instant où la jeune femme se penche pour saisir le troisième fruit tandis que son adversaire en profite pour se précipiter vers la ligne d’arrivée. Leurs pieds se croisent au centre du tableau dans une beauté chorégraphique, les corps –quoiqu’athlétiques- sont gracieusement dessinés, leur blancheur marmoréenne se détachant remarquablement sur l’arrière-plan crépusculaire gris-brun. L’œuvre présente, comme le Massacre des Innocents, une attention à la dynamique des couleurs et au clair-obscur que l’artiste intensifie après l’étude de Caravaggio à Rome -même si les couleurs sont ici singulièrement froides-, ainsi que le traitement sculptural et en tension des corps, le temps suspendu. L’idée de mouvement est principalement rendue par les drapés flottants des deux protagonistes.
Les deux chefs d’œuvres sont rapprochés d’une troisième toile méconnue, jamais exposée publiquement, un superbe Bacchus et Ariane, 1617-19, d’une collection privée. Bacchus y est dépeint auprès de la fille du roi Minos, abandonnée par Thésée sur l’île de Naxos et dont la détresse se lit sur le beau visage tandis que les corps quasi nus, lumineux et d’une élégance toute sensuelle des deux protagonistes contrastent avec l’arrière-plan. La toile témoigne magistralement du Beau idéal conçu par l’artiste, tout à la fois nourri d’antiques –ce que rappellent l’Hypnos et une Vénus accroupie du Prado dont les postures et mouvements figés dans l’espace font écho aux Hippomène et Atalante peints- et chargé d’une expressivité au service du récit.
Outre une section dédiée aux corps héroïques, michelangelesques, inspirés du Torse du Belvédère et dont témoigne par exemple le cycle sur l’histoire d’Hercule du Louvre (non exposé), et une section sur la représentation de l’enfance et de l’amour avec la figure emblématique de Cupidon dont on peut retenir l’intéressante allégorie du triomphe de la vertu sur le vice, les passions humaines, du palazzo Spinola de Gênes qui représente l’amour sacré –un bel adolescent ailé, Anteros- brûlant les flèches de l’amour profane –un très jeune Cupidon les yeux bandés, les mains liées dans le dos, dans l’attitude d’un saint Sebastien-, 1622-23, l’espace consacré à la chair et au drapé recèle quelques toiles et dessins préparatoires dignes d’attention.
Y sont réunis des divinités, saintes et personnages bibliques –telles que sainte Catherine d’Alexandrie (Prado, 1606 et collections royales, 1606), sainte Marie-Madeleine, symbole de pénitence dans l’esprit post-tridentin dont l’expression des traits n’est pas sans rappeler les Niobides antiques (Palazzo Barberini, Rome, 1630), sainte Cécile (collections royales, 1605), Salomé avec la tête de saint Jean-Baptiste (galleria Corsini, Rome, 1635 et The Art institute of Chicago, 1638-42)- et héroïnes tragiques de l’antiquité comme Lucrèce, 1625-26 (collection privée) et Cléopâtre, 1621-26 (Prado) et 1627-28 (collection royale), représentées à mi-corps ou aux trois-quarts afin de privilégier une confrontation directe, dans la tradition caravagesque. Reni y déploie une remarquable maîtrise technique doublée d’une grande sensibilité, faisant contraster les drapés avec les peaux porcelainées, optant parfois, comme dans sa Lucrèce, pour une gamme de coloris des plus surprenants et raffinés. Il émane de ses personnages, dont l’intensité expressive des visages se nourrit de l’antique, une sensualité froide mais fascinante.
Tandis que sa Cléopâtre défaillante après la morsure de l’aspic –dont les deux versions exposées, malgré quelques variations dans le traitement et le coloris du manteau et la position du bras gauche beaucoup plus cohérente dans la version de la Royal collection, semblent issues du même carton- n’est pas sans évoquer la posture de la Madeleine de Caravaggio, la très belle Lucrèce se caractérise par le sublime des drapés verts et rouge-orangé de ses vêtements défaits afin de dégager la superbe courbe de son épaule droite, laquelle se prolonge par le bras tenant la dague et est par ailleurs magnifiée par le traitement de la lumière. Le coup a déjà été porté, comme en témoigne les quelques gouttes de sang qui perlent sur la peau de la jeune femme. L’arrière-plan neutre, défini par un rideau d’un gris violacé des plus doux, participe de la concentration du regard sur son unique protagoniste, plongée dans une souffrance muette.
La présence d’un carton original de Reni, 1622-30, représentant une scène des plus rares, Erigone séduite par Bacchus, possible métaphore du pouvoir trompeur des images, témoigne magistralement du processus de création de l’artiste. Reni dépeint la fille d’Icare, dénudée, les cheveux tombant sur ses épaules, le regard captivé par des grappes de raisins –en réalité Bacchus- qu’elle découvre sous un drapé. Le carton semble avoir été utilisé pour créer la Grâce qui couronne la déesse dans la Toilette de Vénus de la National Gallery, malgré quelques différences de traitement, ainsi que dans une toile non localisée dépeignant également Erigone et identifiée par Panofsky en 1960.
Cette admirable exposition s’achève sur une note qui m’a laissée plus dubitative, le soi-disant « non-finito » de Reni dans sa dernière période, reflet d’après les commissaires d’une quête de l’essence de la peinture qui l’aurait conduit à brouiller les contours, désintégrer les formes, réduire sa palette à une gamme proche de la grisaille. On peut certes y lire un choix esthétique délibéré mais également un ensemble de toiles inachevées, laissées à l’état d’esquisses par l’artiste faute de temps et d’énergie, des problèmes financiers le poussant par ailleurs à accélérer son processus de création pour rembourser ses dettes de jeu. On retiendra néanmoins la belle Cléopâtre de Dublin, 1639-40 et plus encore la Flagellation de la pinacothèque de Bologne, 1638-42, -sans doute prévue pour l’autel de San Biagio, Vicenza, et probablement refusée par ses commanditaires en raison de son inachèvement et remplacée par une œuvre du Guerchin actuellement à Budapest- rapprochée d’un beau dessin préparatoire des Offices (Florence, 1640) qui témoigne de l’usage de l’artiste à réemployer des dessins réalisés pour un motif précis dans de nouvelles toiles, ici un saint Sebastien réinvesti dans une Flagellation.
Une exposition de grande qualité –comme on en voit malheureusement de moins en moins à Paris à force de réduire l’art à un loisir « non essentiel »-, nourrie par les dernières avancées de la recherche et qui permet de remarquables rapprochements entre différentes versions du même thème, des œuvres de Reni et ses grands contemporains tels Caravaggio, Carracci.
Les photographies étant interdites au sein du Prado –mesure certes radicale mais seule à même de modérer l’addiction insupportable aux selfies et donc finalement très appréciable- les photographies de cet article ont été prises dans d’autres musées ou sont issues du site du Prado et de la Web Gallery of Art.