MUSEE D’ORSAY, PARIS, 12 octobre 2021 – 30 janvier 2022

L’étude du beau est un duel où l’artiste crie de frayeur avant d’être vaincu.
Baudelaire, le Spleen de Paris, 1869
Intéressante initiative que celle de célébrer le bicentenaire de la naissance de Charles Baudelaire, né en 1821, par un dialogue du poète avec l’artiste contemporaine Marlène Dumas ! C’est là la proposition du musée d’Orsay, née de la collaboration de Marlène Dumas et du traducteur Hafid Bouazza, objet d’un saisissant portrait.
Tous deux ont déjà collaboré, en 2018, dans le cadre de l’illustration du poème Vénus et Adonis de Shakespeare, inspiré des Métamorphoses d’Ovide, à travers une suite de figures entre humains et dieux. S’inspirant de l’histoire du bel Adonis, qui rejette l’amour de Vénus pour le frisson de la chasse et est tué par un sanglier, Dumas réalise une suite d’œuvres tout à la fois tendres, érotiques et violentes, des dessins à l’encre témoignant d’une expérimentation constante de la couleur et de la texture, d’une étonnante fluidité.
Marlène Dumas, Adonis blushes, 2015-16 Marlène Dumas, Adonis gets killed, 2015-16
Comme un aigle affamé, excité par un long jeûne, déchire de son bec les plumes, les os et la chair, et secouant ses ailes dévore tout ce qu’il rencontre, jusqu’à ce qu’il ait assouvi son double gosier, ou que la proie ait disparu tout entière; de même Vénus baisait le front d’Adonis, ses joues, ses lèvres; et là où elle finit, là elle recommence. […]
Vénus supplie encore, elle supplie avec grâce, car elle module sa voix pour charmer l’oreille de ce qu’elle aime. Il reste sombre, il refuse et boude, tour à tour rouge de honte et pâle de colère; s’il rougit, elle l’aime davantage; ce qu’elle préférait disparaît devant des transports plus vifs encore.
Shakespeare, Venus et Adonis, 1593
Qu’elle s’inspire de chefs d’œuvre de la littérature ou de photographies choisies dans les médias ou saisies çà et là, Marlène Dumas sonde à travers ses oeuvres quelque peu expressionnistes de profondes expériences humaines, les complexités et les frontières changeantes de l’identité individuelle ou sexuelle –thème essentiel pour l’artiste néerlandaise née pendant l’Apartheid sud-africaine-, les rapports sexués en société, tout particulièrement à travers le visage et le corps, la façon dont les images façonnent notre regard.
Marlène Dumas, Baudelaire, 2020_Dumas, Marlene_Orsay_29 janvier 2022 Etienne Carjat, Baudelaire_1863 (à titre de comparaison)
Oui ! le Temps règne ; il a repris sa brutale dictature. Et il me pousse, comme si j’étais un bœuf, avec son double aiguillon. – « Et hue donc ! bourrique ! Sue donc, esclave ! Vis donc, damné ! »
Charles Baudelaire, le Spleen de Paris, 1869
Le Spleen de Paris, poèmes en prose de Baudelaire, inspire à l’artiste une quinzaine de toiles : des portraits tourmentés du poète inspirés du portrait photographique d’Etienne Carjat et de sa muse, Jeanne Duval, des motifs issus des poèmes, comme cette sombre bouteille qui rappelle les vers d’Enivrez-vous :
Il faut être toujours ivre. Tout est là : c’est l’unique question. Pour ne pas sentir l’horrible fardeau du Temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve.
Mais de quoi ? De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. Mais enivrez-vous.
Baudelaire, le Spleen de Paris, 1869
Marlène Dumas, le désespoir de la vieille Marlène Dumas, candle, 2020
Certaines œuvres sont peintes en lien avec un texte, tel le terrible Le désespoir de la vieille, où le corps monstrueux abîmé par les ans, la tête échevelée, dépeints par Dumas, exprime à merveille le caractère répulsif de « la bonne femme décrépite » décrite par Baudelaire :
La petite vieille ratatinée se sentit toute réjouie en voyant ce joli enfant à qui chacun faisait fête, à qui tout le monde voulait plaire ; ce joli être, si fragile comme elle, la petite vieille, et, comme elle aussi, sans dents et sans cheveux. Et elle s’approcha de lui, voulant lui faire des risettes et des mines agréables. Mais l’enfant épouvanté se débattait sous les caresses de la bonne femme décrépite, et remplissait la maison de ses glapissements. Alors la bonne vieille se retira dans sa solitude éternelle, et elle pleurait dans un coin, se disant : – « Ah ! pour nous, malheureuses vieilles femelles, l’âge est passé de plaire, même aux innocents ; et nous faisons horreur aux petits enfants que nous voulons aimer !
Baudelaire, le Spleen de Paris, 1869
On retrouve au fil des toiles la tendance à l’expérimentation propre à l’artiste, qui dépeint tout aussi bien des figures précisément peintes, comme les portraits, que de vastes silhouettes évanescentes prenant formes par des couleurs puissantes et contrastées (« l’origine de la peinture (la chambre double), 2018, « le temps et la chimère », 2020, « la fabrication de », 2020).
Marlène Dumas, Attendant (le sens), 1988_Collections permanentes_Orsay_29 janvier 2022 Toulouse Lautrec, seule
Outre cet ensemble de toiles baudelairiennes, trois œuvres de Dumas dialoguent, au sein des collections permanentes du musée, avec des chefs-d’œuvre du XIXe siècle. La plus impressionnante de ces correspondances fait dialoguer « Attendant (le sens) », de Dumas, 1988, et « Seule », de Toulouse Lautrec, une étude sur carton pour une lithographie évoquant les maisons closes fréquentées par le peintre et exprimant l’abandon, dans une attitude des plus spontanées. Quoique l’artiste contemporaine se soit inspirée d’une photographie de Hamilton, elle en fait une représentation anonyme et non un portrait, et le rapprochement formel avec l’esquisse de Lautrec est fascinant, le corps noir représenté par Dumas faisant par ailleurs écho aux bas noirs de la prostituée dessinée par Lautrec.
Marlène Dumas, La mort de l’auteur, 2003 Monet, Camille sur son lit de mort, 1879
« La mort de l’auteur », 2003, dialogue quant à elle avec une œuvre saisissante : « Camille sur son lit de mort », 1879, œuvre intime, tout à la fois implacable et émouvante, que Monet consacre à la mort de sa première femme. L’œuvre de Dumas fait tout à la fois référence à la mort de l’écrivain Céline et, par son titre, au concept d’œuvre ouverte de Barthes, l’œuvre échappant à son auteur et été réinventée à chaque lecture. Enfin, le monumental portrait de Moshekwa, 2006, ami de Dumas, voisine avec l’époustouflante nuit étoilée de Van Gogh et lui fait écho par le bleu profond qui teinte le front du modèle, Dumas reliant son œuvre aux propos de Van Gogh sur le fait de ne pas peindre le mur derrière la tête d’un ami, mais l’infini.
L’occasion de revoir les superbes toiles du maître hollandais que conserve le musée…alors que l’exposition consacrée à Paul Signac collectionneur n’a guère retenu mon attention, sinon à témoigner de l’admiration du jeune peintre pour Monet et Cézanne –présents par un remarquable « pommier en fleurs au bord de l’eau » de 1880 et une nature morte aux poires très épurée, son intérêt pour ses pairs, tout particulièrement ses amis néo-impressionnistes (Seurat, Pissarro…) mais aussi les Nabis (Denis…) et les fauves (Matisse, Van Dongen), tous marqués par un même intérêt fondamental pour la couleur.



