Voyages lunaires…

GRAND PALAIS, Paris, Avril – Juillet 2019

« La lune, du voyage réel aux voyages imaginaires » propose, par-delà le souvenir, particulièrement photographique, de l’exploit réalisé par Neil Armstrong et Buzz Aldrin il y a cinquante ans, un panorama de la création artistique à travers les âges sous le prisme du satellite terrestre. Quoique les séquences ponctuant le parcours d’exposition m’aient semblé assez arbitraires (Apollo XI, voyage, la lune observée, les trois visages de la lune, la lune est une personne, une invitation à la beauté…), l’approche plurielle, traversant les disciplines et les âges, entre sciences et arts, permet de contempler des œuvres de grande qualité et témoigne de la persistance de l’astre comme source d’inspiration de part la mythologie dont elle est porteuse (Endymion et Séléné, Hécate, Diane, Khonsou, Tanit, Lilith…), la lumière froide et mélancolique qui émane d’elle, l’espace onirique et fantasmé qu’elle incarne, l’influence néfaste voire bestiale (ou les effets de la pleine lune) dont elle dominerait l’homme. Une inspiration multiple teintée de poésie, ce que nous rappellent les textes de Baudelaire, Hugo, Apollinaire…proposés ça et là. Lecture personnelle d’une sélection d’œuvres…

Objet de mythes, divinisée ou personnifiée, la lune apparaît dans de nombreuses représentations antiques. Hécate, déesse grecque de la lune, aux origines incertaines (fille de Titans, du Tartare, de Zeus ?), participerait de la triade lunaire avec Séléné et Artémis : Hécate incarnant la nouvelle lune ou lune noire (la mort, aux Enfers), Séléné la pleine lune (la maturité, dans les nuages), Artémis le croissant (la naissance, sur la terre). Certains auteurs tardifs les identifient, faisant d’Hécate, la « déesse aux trois formes ». Il s’agit d’une divinité antagonique, bénéfique lorsqu’elle se veut protectrice et fertile, maléfique lorsqu’elle domine les ténèbres, maîtresse alors de la sorcellerie, des angoisses nocturnes et des monstres. Un pilier de marbre surmonté de trois têtes de femme autour duquel dansent trois jeunes filles, évoque la déesse aux trois visages qui préside les passages entre la vie et la mort et évoque la fuite du temps (« Triple Hécate », Liban, vers 389 ap. JC, conservé au musée du Louvre).

Diane, l’Artémis de la mythologie romaine, incarne également la lune et est fréquemment représentée avec un croissant. Houdon la représente en chasseresse et entièrement nue, avec un croissant de lune au front, s’inspirant tout à la fois de l’antiquité et du maniérisme (sa silhouette élancée et dynamique n’est pas sans évoquer le « Mercure volant » de Giambologna, de même que la fonte en bronze). L’exposition présente plusieurs représentations du mythe de Diane et Endymion, roi ou berger dont la beauté séduisit la déesse qui s’en éprit, lui donnant dès lors son amour et l’immortalité au prix d’un sommeil perpétuel. Un sarcophage romain (vers 210 ap. JC, Louvre) représente Diane descendant de son char pour admirer son amant endormi, thème fréquent dans les représentations funéraires, l’homme dans « le sommeil de la mort » recevant une part d’immortalité du divin. La toile anacréontique de Girodet, « Endymion, effet de lune » (1791), représente la même scène, la déesse n’étant toutefois évoquée que sous la forme d’un rayon de lumière douce et froide, un jeune Zéphyr lui ouvrant la voie. Elle est caractéristique du passage du néoclassicisme (le nu idéal quoique maniéré et lascif d’Endymion) au romantisme (la lumière mystérieuse). L’œuvre du sculpteur néoclassique Canova (1819) incarne quant à elle le regard de la déesse sur la beauté de son amant.

L’influence démoniaque de la lune n’apparaît guère, pour sa part, que dans une impressionnante toile d’Angelo Caroselli, « scène de sorcellerie » (1615-20), l’époque moderne privilégiant les représentations des saints, des extases et des martyres, dans une démarche apologétique, à l’heure de la réforme catholique. C’est ainsi que la lune apparaît dans « la vision de sainte Julienne de Cornillon » (1645-50) de Philippe de Champaigne, laquelle reçut un signe céleste (une éclipse) pour l’instauration d’une nouvelle fête honorant la présence du Christ dans l’hostie (la Fête-Dieu) tandis que Dürer place sa Vierge allaitant l’enfant sur un croissant de lune, mêlant la représentation habituelle de la Vierge d’humilité (Marie assise à terre) et celle de la femme de l’Apocalypse (« vêtue de soleil, avec la lune sous ses pieds », selon le texte de l’Apocalypse) donnant lieu à une apparition visionnaire. Gustave Moreau placera quant à lui son « christ au jardin des oliviers » dans un paysage de pleine lune où l’astre fait étrangement écho à l’auréole du Christ.

Manet, clair de lune sur le port de Boulogne, 1889

La période classique est toutefois également celle de l’émergence du paysage comme genre pictural et à ce titre la lune apparaît dans des scènes nocturnes telles que l’impressionnante « fuite en Egypte » d’Adam Elsheimer » (hors exposition, 1609). La peinture de paysage m’est toutefois apparue comme la parente pauvre de l’exposition, malgré un admirable « paysage avec un château au clair de lune d’Aert van der Neer », 1646. Le genre se déploie plus librement sans doute avec la sensibilité romantique, le clair de lune teintant le paysage d’une mélancolie douce ou tragique : William Dyce, « Francesca da Rimini », 1837 (couple malheureux d’amants décrits dans l’Enfer de Dante, sur le point, dans la toile, d’être assassinés par le mari) Eugenio Lucas Velazquez, « allégorie du suicide », vers 1850, Edouard Manet, « Clair de lune sur le port de Boulogne », 1869, relecture de la peinture flamande du XVIIe et ses clairs-obscurs audacieux, l’impressionnant « lever de lune sur un bassin 1889-94, d’Eugène Boudin, traité de manière quasi abstraite.

A la toute fin du XIXe, Auguste Rodin réalise une remarquable métaphore, « la terre et la lune » (1898-1899), par le jeu de deux corps émergeant d’un bloc de marbre. Selon la tendance de l’artiste à réemployer des figures antérieures dans de nouvelles propositions, on identifie dans ce groupe sculpté des protagonistes de la Porte de l’Enfer. Il se dégage toutefois de la cette sculpture une sensualité, une vitalité tout à fait remarquables, amplifiées par le travail différencié du marbre, particulièrement soigné lorsqu’il s’agit de prêter vie au corps humain, d’évoquer sa douceur, ses formes délicates, par le lissé du matériau. Le commissariat de l’exposition étant assuré par Philippe Malgouyres du Louvre, et Alexia Fabre, du MACVAL, l’art moderne (Chagall, « le paysage bleu », 1949 ; Dali, « vache spectrale », 1928, « la perle », 1981 ; Delvaux, « l’Acropole » ; Man Ray, « le monde », 1931 ; Jean Arp, « humaine, lunaire, spectrale », 1950) et contemporain sont plutôt bien représentés, la présence remarquable du surréalisme n’étant guère surprenante étant donné la place que ménage le mouvement à l’influence de l’inconscient et des rêves, domaine de la nuit.

Dès le début de l’art vidéo, Nam Jun Paik perçoit une certaine analogie entre l’écran télévisuel et la lune et réalise « moon is the oldest TV », suite de moniteurs représentant les différents états de la lune au cours d’un cycle. L’approche de François Morellet, dans « lunatique neonly n°3 », 1997, bien que tout à fait singulière, n’en est pas moins également formelle, l’artiste reproduisant par le jeu de 8 néons bleu pâle en demi-cercles des demi-lunes. Connu pour son humour, l’artiste en profite toutefois pour jouer avec les mots et créer une composition « lunatique » (« dont l’esprit est dérangé par l’influence de la lune », d’après l’Académie), quoique systématiquement élaborée. D’un humour beaucoup plus sombre, « Lilith », de Sylvestre Meinzer, 2018, travaille l’analogie entre le globe lunaire et le crâne humain, revisitant la part plus morbide de la mythologie lunaire. A travers un tout autre médium, une série de photogrammes argentés, l’américaine Lisa Oppenheim travaille elle sur les variations non plus formelles mais lumineuses, de l’astre. Elle développe en effet des images empruntées à un astrophotographe à la lumière –variable au cours du cycle- de la lune (« «lunagrams #1-#13 (version 5), 2010-12).

Ange Leccia, lunes, 2019

Du côté de l’installation, des artistes tels que Ange Leccia ou Mircea Cantor proposent des approches tout à fait inédites, l’un en créant un horizon lunaire d’une remarquable poésie à l’aide de dizaines de globes disposés au sol, rompant avec l’unicité de notre satellite (« lunes », 2019), le second nous permettant de fouler à notre tour le sol lunaire ou tout au moins sa reproduction en béton tout en perturbant l’image puissamment symbolique du premier pas sur la lune (« the second step », 2005-2019). Kader Attia nous plonge dans une singulière atmosphère de « Big Bang », représentation de ce point d’origine du temps, de l’espace, de la matière sous la forme d’une sphère motorisée, ponctuée de miroirs mais également de signes politiques, suspendue dans la pénombre.

A noter également l’hommage d’Angela Detanico et Rafael Lain à Galilée (« XXVIII LUNAE », 2014), qui projettent sous la forme d’un texte animé prenant la forme d’une lunaison le « Siderus Nuncius », 1610 ; les déclinaisons du croissant de lune de Leonid Tishkov ; le beau dialogue, frôlant l’abstraction entre une « lune », de Hans Hartung, 1916, et une « lune d’argent » de Anna Eva Bergman. Enfin, William Kentridge s’inspire du « Voyage dans la lune » de Méliès (1902) tout en se mettant en scène dans son processus de création, à la fois psychique et physique. Il arpente son atelier, détourne des objets familiers (tasse, cafetière) en objet de perception ou de fuite du réel, faisant naître alors un monde absurde mais profond, entre présence et effacement, action et réflexion. « Ce soir, la lune rêve avec plus de paresse… » (Baudelaire, « tristesses de la lune »)

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Author: Instant artistique

Conservateur de bibliothèque. Diplômée en Histoire et histoire de l'art à l'Université Paris I et Paris IV Panthéon-Sorbonne. Classes Préparatoires Chartes, École du Patrimoine, Agrégation Histoire. Auteur des textes et de l'essentiel des photographies de l'Instant artistique, regard personnel, documenté et passionné sur l'Art, son Histoire, ses actualités.

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